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« Suppose par exemple que, possédant cent marks, un homme en perde quarante et en garde soixante. Sil pense constamment aux quarante quil a perdus, il reste inconsolé [ ] Mais si, au lieu de cela, il se tournait vers les soixante marks quil a encore [ ] il sera sûrement consolé. » dit Maître Eckhart dans son traité sur la consolation.
Cest un pèlerin dans laffliction et qui médite ces sages paroles qui vous envoie ce petit mot. Je suis immobilisé à Saugues, dans le pays du Gévaudan, par une périostite.
Une périostite, cest-à-dire la tendinite du marcheur, autant dire la hantise du pèlerin ! Quelques jours avant le Puy javais ressenti une gène au tibia, qui était devenue une douleur lors de ma très longue étape pour arriver au Puy. Une douleur que jai eu le grand tort de ne pas prendre au sérieux car deux jours après le Puy, devant la persistance de cette douleur jai enfin fait ce que jaurai du faire depuis le début, cest-à-dire appeler un médecin compétent (merci à Bernard pour la consultation et ceci sans vouloir diminuer les mérites dAstrid, lamie de mon frère, qui est ophtalmologue). Le verdict est clair. Si jai bien compris il sagit du tendon qui est sollicité pour relever le pied lors de la marche qui sest enflammé. Remède indiqué : repos. Au début jai vraiment été déprimé par ce problème physique. Dabord a lidée de rester quelques jours à larrêt, par un temps frisquet, seul dans cet immense camping municipal désert et humide. Ensuite il y a la frustration de voir son corps qui fait défaut, comme si on nétait pas à la hauteur. En outre la veille un pèlerin mavait complètement découragé contre le mois de novembre en Espagne : gîtes qui ferment fin octobre, les autres sans chauffage ni eau chaude, neige possible dans les Pyrénées, vent douest (donc de face) glacial. Mais surtout il y a le doute qui sinstalle, la peur de ne pas pouvoir poursuivre le pèlerinage à cause dune infection qui sinstalle : la hantise de tout pèlerin.
Mais ensuite, comme lhomme aux cent marks de Maître Eckhart, jai raisonné différemment. Trois jours dinactivité dans une belle petite ville du pays du Gévaudan (je suis à Saugues), voilà qui correspond à mon tempérament contemplatif. Certes le gîte est désert mais les occasions de discuter ne manquent pas : moi qui suis plutôt taiseux je parle maintenant avec tout ce qui bouge. Autant dire que la moitié du bourg est au courant de ma tendinite ! Il y a une belle église que je connais mieux que nimporte quel touriste, le musée de la bête du Gévaudan que jai visité. Jai mon circuit habituel : dabord le gérant du camping qui passe le matin et avec lequel je discute, ensuite je vais en ville et je discute avec lépicière. Puis il y a le bar du coin, assez sympa. Maintenant je suis chez une sorte de philanthrope local, cest un indépendant qui met Internet à disposition des randonneurs et qui aide les sans-emploi dans leur recherche de travail. Il y deux jeunes allemands aussi qui sont arrivés en vélo hier, qui ont planté leur tente par un froid de canard et puis qui ont commencé à jouer au freesbee ! Comme quoi le froid cest surtout une question de disposition desprit. On a mangé ensemble. Tobias, un des deux, étudie la théologie pour devenir pasteur. On a pu notamment discuter des différences entre les doctrines catholique et protestante. Malgré le fait quon partage la même écriture elles sont nombreuses : pas de célibat des pasteurs, les femmes peuvent être pasteur, le remariage est possible (chez les orthodoxes aussi d'ailleurs),
Et puis en y réfléchissant : quelques jours, quest-ce que cest ? Je lavais dit dans le premier mail, jai bien compris que ce pèlerinage était comme une image de la vie. Dans ce pèlerinage, livré à moi-même, jai réalisé quêtre heureux ou pas ne dépendait que de moi. Je choisis moi-même. Chaque matin en me levant je peux décider librement si je suis heureux ou pas (quoique à 6 heures du matin, quand il fait caillant et quil faut sortir de son sac de couchage cest pas le moment idéal pour choisir !). Alors bien sûr le temps quil fait, les rencontres, le plaisir de la marche, la beauté des paysages, tout ça a une importance aussi mais ce nest pas lessentiel. Cette prise de conscience du fait que je pouvais choisir moi-même si j'étais heureux ou pas, cest peut_être un lieu commun, mais en prendre conscience réellement est une sensation enivrante. D'ailleurs javais compris depuis le début que si je nétais pas heureux sur la route, il ny avait aucune raison que je le sois dans la vie.
« Aux jours de souffrance, noublie pas les jours heureux » est-il écrit. En effet le fait dêtre immobilisé ma fait prendre conscience du bonheur formidable que javais eu le premier mois et à quel point marcher est devenu un plaisir pour moi. Alors cest vrai quon se sent un peu humilié, vexé, à lidée du physique qui nest pas à la hauteur. Mais dun autre coté jai repensé aux jours précédents mon arrivée au Puy, je me suis souvenu de m'être parfois retrouvé à fanfaronner dans les bars sur mes étapes de quarante kilomètres, sur mes 850 kilomètres de marche depuis Bruxelles, bref un manque dhumilité évident. Car un pèlerinage ça na rien à voir avec de la performance, la notion de vitesse y est parfaitement ridicule. Une chance de mon pèlerinage cest justement de sinscrire dans la durée : je suis parti pour trois mois minimum, alors quelques jours de plus ou de moins, quelle importance ?Que je marche trente, quarante ou seulement vingt kilomètres par jour, en réalité n'a aucune importance.
A part ça je nai pas grand-chose à raconter. En deux étapes depuis le Puy jai traversé, paraît-il, des régions magnifiques. Je nai rien vu car il y avait un brouillard à couper au couteau. En outre, avec le vent glacial et la pluie, je navais pas tellement envie de marrêter pour regarder la vue. Je suis en altitude ici, à mille mètres, ce qui explique que dès que le soleil est couvert il fait froid.
Au Puy jai rencontré une fille formidable : Cathryn, une jeune américaine prof de littérature anglaise à luniversité de Kobé au Japon. Dès quelle a des congés elle part sur la route, seule : en France, au Japon, en Chine et pour ses prochaines vacances la Mongolie ! Son domaine cest les auteurs féminins de lOuest américain du début du vingtième siècle (ces gens sont drôlement spécialisés !). Elle na quun seul défaut cest de ne pas aimer Edith Wharton (un de mes auteurs préférés, quelle qualifie de léger). Je crois que je me ferai inviter au Montana ou elle a un appartement ! A part elle jai rencontré beaucoup de groupes qui partent du Puy, pour quelques jours de marche souvent. Les gens discutent très facilement, cest assez sympa, très différent du début ou jétais seul tout le temps mais c'est très bien aussi.
Jai bien compris quen saison le GR65 vers Compostelle était un peu saturé. On ma dit quen moyenne il partait cent personnes chaque jour mais en saison cest probablement plusieurs centaines qui passent chaque jour. Il y a aussi un aspect commercial qui est inévitable mais un peu dérangeant. Surtout que beaucoup de groupes et de personnes réservent systématiquement pour chaque étape, ce qui est tout à fait normal bien sûr, mais cela fait que celui qui veut pérégriner « à la grâce de Dieu » risque souvent de devoir dormir sous tente ou à la belle étoile (à moins de se payer une chambre dhôte bien sûr). Maintenant, en automne ce nest vraiment pas le cas, ainsi dans mon gîte communal ou je dispose d'une cuisine et ou je paye 6,10 euros par nuit je suis seul (avec ce froid de canard cest pas étonnant ma dit le gérant).
Voilà pour les dernières nouvelles, excusez-moi de ce mail un peu philosophique cette fois-ci.
Alors comme dhabitude, Ultreia!. Que Saint Jacques nous garde. Et quil soutienne mes pieds et soulage ainsi mon tibia dans la poursuite de ma longue marche vers sa tombe. Et comme toujours aussi, bonne route à tous !