Les Livres | |||||
Par date | Par genre | Par auteur | Tournante | Livre Home | Pierre's Home |
Point Omega, Don Delillo, 2010-10-23, 4.5 étoiles
La littérature guérit
A propos d'un article publié dans une revue érudite par un universitaire, Delillo fait dire à son personnage : "Je ne trouvais pour ma part dans ces pages qu'un défi implicite à deviner de quoi le texte retournait". Une réflexion humoristique, mais qui s'applique en fait parfaitement au roman de Delillo : j'ai eu beau le lire trois fois, je me suis constamment demandé de quoi Delillo me parlait
L'intrigue du roman est très mince : un universitaire retraité, qui a participé à la guerre en Irak comme conseiller des stratèges (il était engagé pour "conceptualiser" la guerre), se retire dans le désert avec un jeune cinéaste qui désire faire un film sur lui. La fille de l'universitaire viendra les rejoindre. Et en parallèle, Delillo introduit un individu solitaire, qui, en pur personnage "delillien", regarde la projection d'une oeuvre d'art particulière : la projection en ralentit d'un film de Hitchcock.
Delillo parle du temps, comme le dit Nothingman, même si ce thème m'a laissé indifférent. Delillo parle de la vie, de la conscience qui réfléchit sur elle-même, de l'évolution de la conscience. Il parle aussi de la communication, plutôt du brouillage dans la communication. Ainsi, quand le jeune personnage fait remarquer au scientifique que le contenu de son article érudit n'a rien à voir ni avec l'incipit ni avec la conclusion qu'il en tire, celui-ci répond : "c'est fait exprès !".
Un aspect qui m'a vraiment touché dans ce roman, c'est le sentiment de déconnexion qui se dégage des personnages (comme dans la plupart des romans de l'auteur). Il y a un passage formidable, dans lequel le jeune cinéaste, en plein milieu du désert, évoque son appartement en ville et repense à une vieille dame Lettone qui descendait l'escalier en marche arrière, sans qu'il n'ait jamais su pourquoi. Un passage qui peut paraître incongru, pourtant j'ai été touché, comme si je touchais la partie de solitude qui est inhérente à l'espèce humaine. C'est la même impression que j'ai lorsque, dans l'église que je fréquente, je vois une vieille dame parler en espagnol à une statue.
Alain de Botton exprime l'idée dans un de ses livres que parfois un écrivain serait pour le lecteur comme un ami qui, cordialement, exprimerait pour lui des choses qu'il ressent sans pouvoir les exprimer. Cela est très vrai, et s'applique totalement à de Botton lui-même (et c'est pour ça que j'aime tant lire ses livres). Mais chez Don Delillo, c'est encore mieux : il exprime, de manière totalement obscure il est vrai, des choses qui nous sont essentielles mais qui restent pour nous du domaine de l'inexprimable. Dans ce sens, je trouve que Delillo est un auteur qui nous guérit de notre mal de vivre. Il nous aide à vivre notre vie d'humain qui réfléchissons sur nous même.
Quelques citations :
"La vraie vie n'est pas réductible à des mots prononcés ou écrits, par personne, jamais. La vraie vie a lieu quand nous sommes seuls, à penser, à ressentir, perdu dans les souvenirs, rêveusement conscient de nous-même, des moments infinitésimaux".
"Je parlai à Ester d'un article qu'il avait écrit quelques années plus tôt, intitulé "Redditions" et publié dans une revue érudite, où il n'avait pas tardé à susciter les critiques de la gauche. Si telle avait été son intention, je ne trouvais pour ma part dans ces pages qu'un défi implicite à deviner de quoi le texte retournait."
"Le film lui conférait le sentiment d'être quelqu'un qui regarde un film"
"Je voulais voir s'évaporer l'idée d'un retour vers là-bas, vers les responsabilités, les vieilles misères, la souffrance de commencer quelque chose qui ne mènerait nulle part. Combien de commencements avant de voir les mensonges dans son propre enthousiasme ?"
""Les villes ont été bâties pour mesurer le temps, pour soustraire le temps à la nature. Il se fait un interminable compte à retours, dit-il. Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien, ce qui reste, c'est la terreur. C'est la chose que la littérature était censée guérir. Le poème épique, l'histoire qu'on lit avant de dormir ?"
Nombre de visites: 228